La surprise du docteur Spencer

Sur la route, il y avait une file de voitures et de camions garés à touche-touche tandis qu’ici et là des gens discutaient par petits groupes du spectacle extraordinaire dont ils venaient d’être gratifiés.

« Circulez, voyons ! leur enjoignit le brigadier Samways en marchant sur eux. Circulez ! Ne restez pas là ! Je ne puis tolérer cette situation ! Vous entravez la circulation sur la route ! »

On ne refusait pas d’obtempérer aux injonctions du brigadier Samways et bientôt chacun regagna son véhicule. Quelques minutes plus tard, les gens aussi s’étaient envolés. Il ne restait plus que nous quatre – le docteur Spencer, le brigadier Samways, mon père et moi.

« Eh bien, William ! dit le brigadier en nous rejoignant près des pompes. De ma vie entière, je n’ai jamais rien vu de plus surprenant que ce rassemblement de faisans !

— On peut dire que c’était bien beau à voir, dit le docteur Spencer. Ça t’a plu, Danny ?

— C’était fantastique, dis-je.

— Dommage que nous les ayons perdus, dit mon père. Ça m’a fendu le cœur quand je les ai vus s’envoler de ce landau. J’ai tout de suite compris qu’il fallait faire une croix dessus.

— Mais, par tous les saints du paradis, comment as-tu fait pour les prendre ? demanda le brigadier. Comment t’y es-tu pris, William ? Allons, mon vieux, mets-moi dans le coup. »

Mon père lui confia notre secret. Il résuma toute l’opération, mais elle ne perdit rien de sa beauté. Tout au long de l’histoire, le brigadier répéta : « Eh bien, ça alors ! Que le diable m’emporte ! C’est renversant ! C’est plus fort que de jouer au bouchon ! », et ainsi de suite. A la fin de l’histoire, il pointa son long doigt de policier en plein sur mon visage et s’écria :

« Jamais je n’aurais cru un gamin de ton âge capable d’un pareil trait de génie ! Bravo, jeune homme !

— Vous verrez, il ira loin, ce petit Danny, c’est moi qui vous le dis ! prophétisa le docteur Spencer. Un jour, il sera un grand inventeur. »

De pareils compliments dans la bouche des deux hommes que j’admirais le plus au monde, après mon père, me firent rougir et bafouiller. Je me demandais ce que je pouvais bien leur répondre, quand derrière moi une voix de femme s’écria :

« Ouf ! grâce au Ciel, cette histoire est enfin terminée ! »

C’était, cela va sans dire, Mme Clipstone, qui descendait avec précaution l’escalier de la roulotte, le petit Christopher dans les bras.

« Jamais je n’avais assisté à une pareille curée ! » dit-elle.

Elle portait toujours son petit chapeau perché au sommet de la tête et ses gants blancs.

« Le beau rassemblement de gredins et de canailles que voilà ! Bonjour, Enoch.

— Bien le bonjour, madame Clipstone, répondit le brigadier Samways.

— Comment va le petit ? lui demanda mon père.

— Mieux, merci, William, répondit-elle. Mais je doute qu’il s’en remette jamais complètement.

— Bien sûr qu’il s’en remettra, affirma le docteur Spencer. Les bébés ont la peau dure.

— Je me fiche qu’ils aient la peau dure ! répliqua sèchement Mme Clipstone. Ça vous plairait à vous de partir pour une belle promenade en landau par une matinée d’automne et de vous faire soudain ballotter par votre matelas comme par une mer déchaînée ? Surtout si en plus une centaine de becs retors et pointus surgissaient du matelas pour vous déchirer ! »

Le docteur pencha la tête d’un côté et de l’autre, puis il sourit à Mme Clipstone.

« Ah ! parce que, en plus, vous trouvez ça drôle ? s’écria celle-ci. Attendez un peu, docteur Spencer. Une de ces nuits, j’irai vous glisser des serpents, des crocodiles et d’autres bêtes du même genre sous le lit. Ce jour-là nous verrons si vous rirez toujours ! »

Le brigadier s’écarta du groupe pour récupérer sa bicyclette, qui était appuyée contre l’une des pompes.

« Bon, il faut que je parte, dit-il. On a sans doute besoin de moi ici ou là.

— Je suis désolé de t’avoir occasionné ce dérangement, Enoch, dit mon père. Et merci beaucoup pour ton aide.

— Je n’aurais pas voulu manquer ça pour tout l’or du monde, dit le brigadier Samways. Ça m’a pourtant fait bougrement mal au cœur de voir tous ces faisans nous filer comme ça entre les doigts, William. A mon avis, rien sur cette terre ne vaut le faisan rôti.

— Le pasteur aura encore plus de peine que vous, dit Mme Clipstone. À peine sorti du lit ce matin, il commençait déjà à parler du faisan rôti qu’il mangerait ce soir.

— Il se fera une raison, affirma le docteur Spencer.

— Il n’y a pas de raison qui tienne ! répliqua Mme Clipstone. C’est une véritable catastrophe, car tout ce qu’il me reste, ce sont d’horribles filets de cabillaud congelés.

— Mais, dit mon père, vous n’aviez pas mis tous les faisans dans la voiture, n’est-ce pas ? Le révérend et vous étiez censés en conserver une douzaine au moins !

— Oh ! je le sais bien, gémit Mme Clipstone. Mais j’étais tellement émoustillée à l’idée de traverser le village en promenant Christopher assis sur cent vingt faisans que j’ai complètement oublié d’en mettre de côté pour nous. Et maintenant, ils sont tous envolés et avec eux le dîner du révérend, hélas ! »

Le docteur alla prendre Mme Clipstone par le bras et lui dit :

« Venez avec moi, Grâce. J’ai quelque chose à vous montrer. »

Il l’entraîna dans l’atelier de mon père, dont les portes étaient grandes ouvertes.

Le brigadier, mon père et moi, nous attendîmes où nous étions.

« Bonté divine ! Venez voir ça ! s’écria soudain Mme Clipstone. William ! Enoch ! Danny ! Venez voir ! »

Nous nous précipitâmes dans l’atelier.

Un spectacle merveilleux nous attendait.

Six superbes faisans, trois coqs et trois poules, gisaient sur l’établi de mon père parmi les chiffons pleins de graisse, les clefs à molette et les autres outils.

« Et voilà, madame et messieurs, dit le docteur, dont la petite figure ridée resplendissait de joie. Que dites-vous de ça ? »

Nous restâmes tous sans voix.

« Grâce, il y en a deux pour vous afin que le révérend reste de bonne humeur, dit le docteur. Il y en a également deux pour Enoch en remerciement pour son précieux coup de main de tout à l’heure. Quant aux deux derniers, ils reviennent naturellement à William et Danny, qui les méritent plus que quiconque.

— Et vous, docteur ? demanda mon père. Il n’en reste pas pour vous.

— Ma femme a bien assez de travail comme ça pour passer des journées à plumer des faisans, dit-il. Quoi qu’il en soit, c’est bien Danny et toi qui êtes allés les chercher dans les bois, n’est-ce pas ?

— Mais comment diable avez-vous pris ces six faisans ? demanda mon père. A quel moment les avez-vous escamotés ?

— A vrai dire, je n’ai pas eu à les escamoter, répondit le docteur. J’ai plutôt eu comme une intuition.

— Comment ça, une intuition ? demanda mon père.

— Je me suis dit que certains faisans avaient sans doute avalé plus de grains de raisin que d’autres. J’ai pensé que les plus rapides d’entre eux avaient dû avoir le temps d’en avaler jusqu’à une demi-douzaine et que cette dose massive de somnifère les avait endormis une fois pour toutes.

— Ah ! ah ! nous exclamâmes-nous tous en chœur. Mais oui ! Mais oui !

— Alors, pendant que vous rabattiez tous les faisans sur la Rolls-Royce de ce cher M. Hazell, je me suis éclipsé et je suis venu ici jeter un petit coup d’œil sous le drap du landau. Et voici ce que j’ai trouvé.

— Pro-di-gieux ! s’exclama le brigadier Samways. Absolument prodigieux !

— C’étaient les plus gloutons, dit le docteur. La gloutonnerie ça ne pardonne pas.

— C’est merveilleux ! dit mon père. Bien joué, maître !

— A présent, allons-y, Grâce, dit le docteur. Je vais vous ramener chez vous en voiture. Vous laisserez ce fichu landau ici. Quant à vous, Enoch, nous emportons vos faisans et nous les déposerons chez vous en passant. Il ne faudrait pas que le représentant de la loi traverse le village avec une paire de faisans pendus au guidon de sa bicyclette, n’est-ce pas ?

— Je vous suis sincèrement reconnaissant, docteur, dit le brigadier. Très sincèrement.

— Que vous êtes adorable ! » s’exclama Mme Clipstone en prenant le petit docteur dans ses bras et en déposant un baiser sur sa joue.

Mon père et moi chargeâmes quatre faisans dans la voiture du docteur. Mme Clipstone s’installa à l’avant avec son enfant pendant que le docteur se mettait au volant.

« Ne t’en fais pas, William, lança-t-il en démarrant. Tu as tout de même remporté une fameuse victoire ! »

Le brigadier enfourcha sa bicyclette et, après nous avoir fait au revoir de la main, il partit en pédalant dans la direction du village. Il pédalait lentement et avec une majesté indiscutable. Tête haute et le dos bien droit, il donnait l’impression de monter une belle jument pur-sang au lieu d’une vieille bécane noire.

Danny, champion du monde
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